Joëlle Aubron, interview parue dans Rouge 15/07/2004

Publié le par Camarades

 

Une peine suspendue.
Joëlle Aubron, 45 ans, militante d'Action directe, a été arrêtée avec trois autres de ses camarades en 1987. Condamnée à la prison à perpétuité avec 18 ans de peine incompressible, elle vient de bénéficier d'une suspension de peine pour raisons médicales.



- Parlons d'abord de ta sortie de prison.
Joëlle Aubron -
La maladie a eu un avantage, elle est apparue très vite. J'apprends ma maladie le 7 mars et l'assistance médicale arrive le 14 juin. C'est un délai assez court. Bien sûr c'est grâce à la mobilisation. Les estimations des experts sont pessimistes, ils pensent qu'il y a un pronostic vital engagé à bref délai. Les conditions d'hospitalisation rendaient impossibles de véritables soins. L'application de la loi de mars 2002 stipule très précisément qu'il y a deux situations pour bénéficier d'une suspension de peine : pronostic vital engagé ou état de santé durablement incompatible avec la détention. Elle est très largement limitée. Des prisonniers dont le processus vital est engagé n'arrivent pas à en bénéficier. Souvent, la juridiction nationale donne son accord. A Bapaume, depuis mars 2002, il y a eu trois cas, le procureur a fait appel, les trois sont morts en prison.
Je précise : la suspension de peine n'est pas une libération. Pour les maladies durables, la détention est incapable de les soigner correctement, les unités de consultations et de soins ambulatoires de l'Assistance publique pour les détenus n'ont pas de moyens. A Bapaume, à un moment, il y avait deux médecins. L'un venait deux jours, l'autre un par semaine, pour 700 détenus dont 100 femmes. Il y a une non-volonté très claire des politiques d'appliquer la loi Papon-patrons dans son intégralité.
Le cas de ma camarade Nathalie [Ménignon, NDLR] est caricatural. Cela fait sept ans qu'elle subit les conséquences d'un premier accident vasculaire. Au début, elle a été pas mal prise en charge à l'hôpital, elle est revenue en prison assez vite mais les médecins étaient dépassés. A 38 ans, elle n'a pas été soignée au "top" niveau. Il y a des choses dont on se remet avec le temps et il y a l'inverse, où tout le poids de se sentir en permanence diminuée pèse. Quand on se réveille, on a la sensation peu à peu d'être en train de crever. Nathalie vit ça et les experts ne veulent pas l'entendre.
Pour moi, ils ont constaté que le processus vital était engagé mais que mon état de santé me permettait de rester en prison, sauf lors des moments d'hospitalisation. J'ai protesté, je leur ai dit : "Vous savez ce que c'est l'hospitalisation, surtout lorsqu'on est prisonnière au long cours et cataloguée terroriste." Ils ne veulent pas entendre, ça ne les intéresse pas. J'espère qu'avec mon témoignage concret je pourrais faire avancer les choses en parlant de la désespérance des femmes avec lesquelles j'étais.
Nous on a au moins la chance d'être des militants, ça avantage, on sait pourquoi on est là et à l'extérieur il y a des gens qui se souviennent de nous. Le 13 septembre 2003, des camarades sont venus devant les murs de Bapaume. Les filles à l'intérieur étaient vachement contentes, on nous avait virées Nathalie et moi pour nous empêcher de brandir un drapeau rouge, elles en ont fabriqué d'autres et nous ont relayées aux fenêtres. C'était un soulagement pour elles, pour qu'on ne les oublie pas et c'était très important. Nous, militants, on peut analyser politiquement les choses différemment, c'est vrai qu'à certains moments c'est un peu hard. C'est pas grave si tu réfléchis cinq minutes, ce qui permet de relativiser. Il y a des situations qui m'ont mise en colère il y a très longtemps et je suis toujours en colère... Bon, allez-y, continuez, c'est pas grave. [Rires.]

- On est vite revenu à la politique, on continue ?
J. Aubron -
Je pose comme évidence et exigence la libération de mes quatre camarades qui sont encore dedans. Je ne pense pas que ce soit une vengeance absurde. La lutte des classes continue, je suis désolée pour ceux qui pensent qu'elle est morte, pas moi.
Lors de nos premières années de détention, il y avait vraiment une volonté de nous détruire, là il n'y a plus les enjeux présents lors de notre incarcération et jusqu'en 1994, lors de notre dernier procès. Régis [Schleicher, NDLR] a écrit un texte où il explique : "Regardez ce qui vous arrive quand vous affrontez un Etat." C'est le côté exemplaire. Je pense que les gouvernements occidentaux sont très dogmatiques et incapables de l'assumer. C'est dans ce cadre-là que s'inscrit le besoin de corps pantelants. La seule chose qu'ils ont, c'est une tactique médiatique. Ne pas sortir les militants d'Action directe avant qu'ils ne soient des corps finis, ce n'est pas absurde.

- Depuis ta sortie, comment sens-tu la politique ?
J. Aubron -
J'ai eu 17 ans pour réfléchir aux situations politiques dans des conditions monacales. Ma formation, ce sont la vie, les rencontres. Là, j'ai été obligée de jouer à "l'intello", dehors, pour le moment, j'absorbe, dans quelques mois, je mesurerai. La politique, c'est pas ce qu'on trouve dans les manuels du parfait révolutionnaire, je n'y ai jamais cru et j'y crois encore moins qu'avant.

- Tu accordes un interview à "Rouge". Peut-être que nos camarades respectifs vont s'en étonner ?
J. Aubron -
Parce que Rouge est trotskyste ? Je me souviens de Rouge écrivant que nous existions grâce à la bienveillance, pas au soutien, de l'Etat. J'espère que l'on est dans une autre phase de la politique. Un certain nombre de vieux comptes n'ont pas grand intérêt pour les gens qui viennent. En te parlant, je pense avant tout à eux. J'imagine qu'il y a des gens pour qui Rouge est une manière d'aborder la politique, je trouve ça bien. Il y a des militants qui sont passés à travers les années et qui veulent toujours changer de société. On peut être patient, persévérant, et il y des moments où il faut tenir la barricade ; pas la barricade justement, c'est plus la barricade, déjà dans l'immédiat tenir la mémoire. J'ai quelques héros, pas beaucoup ; parmi eux il y a Michel Warschawski, j'imagine qu'il a eu des envies de baisser les bras et il ne l'a jamais fait.
Pour moi, donner un interview à Rouge, c'est dire à des gens que c'est pas parce que l'on subi une défaite que l'on est battu ad vitam aeternam... J'entends des témoignages qui évoquent la prison comme un temps mort. Je suis fondamentalement en désaccord avec cette idée. J'ai pas été morte, j'avais pas assez de temps, c'était pas toujours rose, mais c'était pas l'ennui. La prison n'est pas une tombe, tu as des émotions, tu rencontres des gens, tu as des colères, tu as tout. Tout ça fait que l'on reste vivant.

Propos recueillis par Alexis Violet

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